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Littérature française

Anna-Eva BERGMAN ou la genèse éternelle

Pour Anna-Eva Bergman, figure-clé de la peinture de l’après-guerre et habitée par la lumière, tout débutera et se terminera, par une éclipse.

Malgré une éclatante production, une vie d’ermite et d’introspection au service de son art, une œuvre unique d’alchimiste de la feuille métallique, elle restera jusqu’à la fin de sa vie, en 1987, madame Hans Hartung. Le MAM Paris lui rend hommage jusqu’au 16 juillet. Alléluia!

Une première rétrospective tardive mais ambitieuse. A travers plus de 300 œuvres, archives, documents visuels et audiovisuels, parfois inédits, le musée embarque ses visiteurs dans ce qu’il a nommé Un voyage vers l’intérieur.

Une passionnante exposition en forme d’hagiographie. Parfaitement à propos puisqu’à moins d’avoir été faire un tour à la fondation Hartung-Bergman, à Antibes, peu nombreux sont ceux qui connaissent son œuvre.

Pour être honnête, son invisibilité et l’absence d’historiographie, ne tiennent pas uniquement au fait qu’on l’ait laissé dans l’ombre du génie de son mari, qui avait grand respect pour son talent, mais aussi à la difficulté qu’il y a à reproduire photographiquement son art.

Il faudra attendre 1950, pour qu’elle déploie les jeux de lumières que lui apportent la feuille métallique. La feuille d’or transforme la matière en lumière, confie Bernard Derderian, qui fut l’assistant du couple. Cette technique particulièrement difficile est fondatrice de l’œuvre de Anna Eva Bergman. C’est la seule artiste du XXe siècle à l’utiliser ainsi, explique Hélène Leroy, la curatrice de l’exposition.

Interroger sans cesse notre place dans le cosmos

Elle cherche l’absolu, qui se cache derrière tout, dit Thomas Schlesser, historien d’art, l’univers, les paysages, la nature. Certains la rapprocheront de Rothko pour cette approche d’une peinture quasi contemplative. Elle-même se sentait plus proche de Jean Arp ou d’Antoni Tapiès.Le premier pour son rapport à la géométrie, le second peut-être pour ses collages. Et donc ses reliefs.

Une peinture doit être vivante et-lumineuse- contenir sa propre vie intérieure. Elle doit avoir une dimension classique-une paix et une force qui oblige le spectateur à ressentir le silence intérieur que l’on ressent quand on entre dans une cathédrale, écrit-elle. Lumineux écrit de l’artiste qu’elle a laissé en grand nombre. Tous rendent compte de son expérimentation intérieure permanente. Lorsqu’on l’interrogeait sur le sens de l’art, elle répondait montrer aux hommes quelque chose qu’ils ne savent pas mais qu’ils doivent connaître.  

Le livret de l’exposition du MAM particulièrement esthétique, nous invite d’ailleurs à la parcourir en mode méditatif. On se laissera emporter… Elle s’aperçut que la technique elle-même tant au niveau physique qu’à l’état méditatif et au niveau visuel, produisait l’effet qu’elle recherchait. Elle avait trouvé la technique parfaite, ponctueBernard Derderian.

L’horizon signifie pour moi, l’éternité, l’infini, au-delà du connu là où on passe à l’inconnu… C’est comme si cet horizon était la limite de toute l’expérience humaine. Comme si j’essayais de le reculer, de l’élargir.

Une longue vie d’apprentissage

Lorsqu’Anna-Eva quitte douloureusement Hartung, une dizaine d’année après leur rencontre-fusion à Paris et leur mariage-passion, elle sait que c’est le seul moyen pour elle de trouver son propre langage artistique. Cette vie consacrée à l’art mais aussi aux philosophies orientales et à la spiritualité, ce voyage intérieur dure une vingtaine d’année, elle se remariera avec Hartung en 1959.

Mais revenons 1939, première étape de sa route en solo. Elle quitte son paradis au soleil de Minorque, où le couple venait de vivre dix ans d’amour et d’eau fraiche pour retourner la Norvège où elle a grandi. Dans ce pays durement touché par la guerre, elle y retrouve la nature et sa puissance évocatrice mais aussi le feu dans un hôtel à Oslo où elle perdra tout : ses écrits et son travail.Tout perdre pour mieux renaître…

Dans les années 50 ,elle monte encore plus haut dans le Nord du Nord de la Norvège, elle saisit que son art passe par sa capacité à figurer cette lumière mais qu’il faut tout réinterpréter car la naturalité la gâcherait, écrit-elle.

Elle y vit ses premières expériences avec la feuille métallique.

Elle y vit sa propre métamorphose.

Une oeuvre tardive et mature

Ana-Eva est une laborieuse… dans le bon sens. Elle étudie longtemps la complexité de la dorure ancienne, se l’approprie et l’enrichit. Travaillant au bol d’Arménie, et maîtrisant parfaitement la technique, elle la dépasse. Elle utilise la feuille comme un support et va la recouvrir, la teinter, la déchirer, la superposer, créant des reliefs et provoquant la dispersion ou la réfraction de la lumière. Simone Hoffmann dans son documentaire, visible sur Arte, la nomme ainsi L’alchimiste de la lumière.

Ce geste presqu’artisanal, qu’elle rencontre tardivement, elle a plus de 40 ans, sera pourtant l’aboutissement et la genèse de son œuvre et lui apportera enfin la reconnaissance du public dans les années 60.

A sa mort, elle sera retombée dans l’oubli.

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Littérature française

GPS, un point c’est tout!

« Tu n’es pas soûle, il te faudrait deux verres de plus, mais ta gorge se noue et tes pensées deviennent d’un tel fouillis que tu ne trouves plus le moindre mot. Tu es soudain un petit enfant sans langage, qui ne peut que sourire, pleurer, jouer à cache-cache avec les mots. Où sont-ils partis si soudainement ? Au pire moment, alors que parfois, pendant l’insomnie, pendant la journée et ses angoisses, il y en a tellement que tu aimerais qu’ils disparaissent ? Tu lèves ton verre, dis très fort : « Tchin à tous », ce qui ne veut rien dire. Un autre verre vient entrechoquer le tien. Le bruit te surprend, tes oreilles bourdonnent et un peu de ton champagne se déversent sur le parquet. Tu l’essuies avec le pied.

GPS Lucie RICO page 31

En sélection pour le Fémina, le prix Wepler, le Prix FNAC et le prix du Monde, GPS, le deuxième roman de Lucie Rico, marque la rentrée littéraire. Si souvent ce deuxième roman est le plus difficile, d’autant plus quand le premier Le chant du poulet sous vide , dessine un univers très singulier entre poésie, humour et Fantasy et bien cette fois, Lucie Rico confirme son talent mature d’écrivaine et continue ce qu’on pourrait appeler son récit de jeunesse d’une modernité inquiétante, comme l’époque.

Comme pour son premier roman, elle l’incarne dans une jeune fille à qui la vie ne fait pas de cadeau. Si pour Le chant du poulet sous vide, elle ressemblait à une Amélie Poulain, écologique, se débattant contre l’agro alimentaire industriel, cette fois, elle déploie une jeunesse désespérée, post Covid agressée par l’extérieur, rassurée par la solitude, enfermée entre quatre murs mais fascinée par un point GPS qui représente la seule personne qu’elle aime vraiment, son seul lien vers l’extérieur, son amie, Sandrine.

Elle en dessine les déambulations , dans un monde dont le réel se maintient au gré des algorithmes d’une appli de localisation, un réel qui ne fait traces.

Le récit se déroule à la deuxième personne-fait suffisamment rare en littérature pour qu’on s’y arrête… Et donne un espace et une perspective large à l’adresse du livre.

Qui est ce tu? Moi, Ariane la narratrice ? Poussant au bout sa solitude? Moi, l’amie Sandrine ? Moi, lectrice? Moi autrice? Moi jeune femme du XXIe siècle ?

Bien sûr, il s’agit d’une chasse au trésor de l’amitié, mais en toile de fond de l’absurdité d’un monde qui roule sans la jeunesse… Le fantôme pandémique des rues vides de rire et de joie, se diffuse au fil du récit. Il fait écho à un hier très proche qui pourrait ressembler au futur.

No future? Not at all! Lucie Rico a su garder son humour, décalé moitié caustique moitié innocent.

Ariane clopine dans sa vie à la manière d’un Charlie Chaplin, les yeux bien écarquillés.

GPS, Lucie Rico, P.O.L

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Peupler la colline, entre conte et cantine

Avec son troisième roman Peupler la colline, Cécilia Castelli, confirme qu’elle rejoint les plus jolies voix de la rentrée. Petite soeur en littérature de Monica Sabolo ou de Lola Lafon, on n’a pas fini d’entendre parler d’elle.

Cécilia Castelli, la voix de l’enfance. Pour les plus chanceux d’entre nous, qui avaient pu le lire, ce talent particulier était déjà bien présent dans son premier roman Mollusque. Cette fois, il est au centre du récit. L’imaginaire et le rêve peuple le récit. Pas de limite, de borne, de frontière. Il suffit de savoir nager dans l’insensé… Talent présent aussi dans la description à hauteur de petit homme des milles tracasseries enfantines, prémices d’un monde des grands ou la différence mène à l’indifférence. C’est donc cela déjà qui vous embarque, une bouffée de tendresse pour un petit bout d’homme, tout droit sorti de La guerre des boutons ou de Poil de carotte.

Citer n’est pas tromper ni spoiler:

« Romain observait la crotte de nez collée au bout de son index. Il ne comprenait pas d’où venait le plaisir qu’il ressentait ni pour quelle raison il était fier d’avoir recueilli cette chose singulière du fond de sa narine, mais il l’admirait, elle était assez grosse, alors il se mit à la rouler entre ses doigts. »

Peupler la Colline p. 9

2° Le fantastique toujours au bout de la plume. La nature n’est jamais un simple décor chez l’autrice mais le lieu de la magie, de l’enchantement, la troisième dimension. La marmite à création pour occuper un vide, combler un départ, ressusciter une disparition. La dernière bouée de sauvetage des passages obligatoires à l’âge supérieur. Tout peut y arriver à qui sait observer, y compris le déploiement tout particulier en sensualité et sensibilité de la poésie de Cécilia Castelli. Pas de mensonge chez elle, il n’ y a pas de mère nature si ce n’est pour y accueillir de monstrueuses engeances.

Les histoires à la mort-moineu d’une cours de récré peuvent très bien transformer le bout de ficelle en marabout, en un rien de temps. La colline de Crussol être peuplée pour qui sait la regarder. mais nous ne sommes jamais chez Walt Disney.

3°Dans la lignée de la littérature érudite, que l’on voit poindre ici ou là, c’est l’occasion pour l’écrivaine de s’appuyer sur ce qui est sans doute son panthéon littéraire, la poésie. L ‘ancienne prof de Français devient passeuse, citant l’oulipien Jacques Roubaud, le chantre de la liberté Eluard ou bien Fior Di Tomba, une chanson d’amour populaire italienne. J’aime quand les textes cachent d’autres textes à l’infini comme de petites matriochkas…

Mon conseil ? Se l’offrir sans tarder et à lire les yeux bien ouverts.

Peupler la colline- Cécilia Castelli-Editions Le Passage

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Littérature française

« Quelque chose à te dire » ou Qui veut la peau de Béatrice Blandy ?

« Qu’importe les personnes réelles derrière une oeuvre, l’essentiel était l’oeuvre elle-même. Notre époque survalorisait la figure de l’artiste, au dépend de l’oeuvre, un titre ne se vendait bien que si l’auteur était capable d’en assurer la promotion dans les médias, on préférait des auteurs toujours plus jeunes, toujours plus beaux et sûrs d’eux-mêmes, sortant si possible d’une grande école. La littérature était à l’opposé, et, si elle se présentait le plus souvent sous la figure d’un jeune homme bien coiffé et diplômé de Normale Sup, rôdé pour répondre du tac au tac à n’importe quelle question en prime time, Elsa sentait qu’elle était ailleurs. »

Carole Fives in Quelque chose à te dire

Ce livre est un remède miracle pour tout écrivain en devenir ou en peine…sèche! À glisser dans le cartable de tout primo romancier et surtout romancière si l’on en croit l’extrait ci-dessus.

Sur un mode léger et plein d’humour, Carole Fives pose et répond à des questions fondamentales sur le métier d’écrivain.e.

Un écrivain a-t-il toujours quelque chose à écrire ? Et bien non ! Une fois leur opus terminé se profile pour beaucoup un grand vide, un blanc… un lack disent les anglo-saxons. Le mot peut-être le mieux adapté, car on imagine bien le calme plat qui l’envahit à ce moment là. Même pas une vaguelette, rien… L’angoisse de la page blanche, même si elle est difficile à vivre me semble plutôt saine. Les auteur.rices qui manient le clavier comme une mitraillette à répétition m’inquiètent toujours. Pour la jeune Elsa, protagoniste de « Quelque chose à vous dire », tout peut s’arrêter là ! Rien à délivrer à son éditeur qui la soupçonne d’être devenue membre des AMIA, les auteurs en manque d’inspiration anonymes. Quelle chose d’étrange l’inspiration d’ailleurs, où se niche-t-elle? La seule chose dont soit certaine Elsa, c’est sa profonde admiration pour son aînée d’écriture, Béatrice Blandy. Au point de se faufiler dans sa vie. mais je ne veux pas spoiler.

Un écrivain est-il un imposteur ou juste un romancier ? En se glissant dans la peau de cette dernière Elsa va se perdre. Le souci c’est que l’inspiration n’est pas divine et qu’il faut bien aller la chercher quelque part. Et la solution qui s’offre à Elsa la met en danger tant la ligne entre sa sincérité et le vampirisme est mince en littérature. Quel.le écrivain.e ne s’est pas inspiré.e d’un.e autre. Que ce soit dans les livres ou dans la rue, dans sa famille ou au travail? Qui d’ailleurs ne s’est pas assis dans un café pour écouter une conversation, imaginant la vie de chacun des protagonistes, ou notant des traits physiques ou en notant des éléments de langage.

Pour Elsa au départ, il s’agit de rendre les honneurs à l’autrice disparue et qu’elle admire, ensuite… et bien c’est la vie, vous le découvrirez en le lisant. Passer de la petite malhonnêteté à la grosse escroquerie, le lack est bien mince… Vous en apprendrez beaucoup aussi, au fil des pages de ce roman, sur les outils qui existent pour confronter un faiseur . Au cas ou cela vous démangerait.

Un écrivain manipule-t-il le réel ou se fait-il manipuler par lui? That is the question… Un peu des deux sans doute, sinon où serait le roman. D’ailleurs qui manipule qui?

Enfin, ce livre est bien un roman et pas un essai. Il se dévore comme un suspense, car on sent bien le truc qui cloche dans l’accueil du veuf grand amateur d’Hitchcock… Oui mais quoi? Il y a quelque chose dans ce roman qui fait passer l’impensable pour l’évidence… « Un film doit-il être logique alors que la vie ne l’est pas ? « , disait le grand Hitch, Maître du suspense, comme lui, laissons à Elsa le bénéfice de l’innocence.

Et rendons grâce à Carole Fives, dont c’est le dixième roman, pour cette lecture extrêmement réjouissante et passionnante, loin des fracas du monde.

Quelque chose à te dire, de Carole Fives, Gallimard, sortie le 18 août.

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ARTS VIVANTS

Entre chien et loup de Christiane Jatahy

  • d’après Dogville de Lars Von Trier

J’aime beaucoup le travail de Christiane Jatahy. Artiste, associée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, elle est autrice metteuse en scène et cinéaste. Brésilienne, née à Rio de Janeiro, son plateau ressemble souvent à une tour de Babel, au monde contemporain, multi linguiste.

Pour son impressionnante mise en scène d’Ithaque, il a quelques années, sur un texte inspiré bien sûr d’Ulysse, elle avait pris possession de la scène des Ateliers Berthier, invitant les spectateurs à se déplacer de part et d’autre de la scène coupée en deux par un rideau, pour un double récit, ici celui d’Ulysse et là celui de Pénélope.

Surtout elle y faisait à la fin évoluer ses acteurs, filmés au plus près en vidéo sur une scène littéralement transformée en pataugeoire.

L’exil ressemblait alors aux travaux d’Hercule.

J’avais moins aimé le Présent qui déborde.

Cette fois pas de gros dispositifs pas de grands effets, un seul plateau dont l’espace évoluera sous la seule action du déplacement des meubles par les acteurs.  Il y a presque ici quelque chose de dépouillé.

Pas de noir complet dans la salle non plus. Une volonté de mettre spectateur face au réel du propos. D’enlever les barrières de la scène pour faire salle commune.  Seuls restent les acteurs, la double scène théâtrale et vidéaste et en vis-à-vis, chacun d’entre nous, tous ensemble. C’est que le propos est lourd.

Christiane Jahady, très ébranlée par le retour du fascisme dans son pays, nous parle de cette montée silencieuse des idées de l’extrême droite. Cet écho sourd que rien ne semble arrêter.

Comme dans le film de Lars Von Trier, une petite société accueille une étrangère, ici jeune réfugiée politique. Petit à petit celle-ci devient l’objet de violence au travers desquelles la communauté se ressoude.

C’est l’aveuglement que montre Christiane Jatahy, celui de gens pas plus totalitaristes que d’autres au départ mais que la xénophobie insidieusement va structurer en groupe.

Le propos se déploie sur deux axes. Via la vidéo l’artiste enchevêtre l’hier et le demain, alors que comme le crie Julia Bernat, son actrice « fétiche », c’est aujourd’hui qui importe ! Le montage mêlant images directes et d’autres préenregistrées, suggère une ritournelle où le temps ne compte plus, puisqu’au final on n’apprend rien et que l’Histoire se répète.

A cela l’artiste suggère une réponse : l’urgence de créer du commun. « Cette réponse, nous ne la construisons pas seuls. Une partie de ma réflexion pointe ver l’urgence de faire du commun […] Nous devons également créer une communauté. Pas une communauté d’internautes qui crient seuls derrière leurs écrans. Une communauté réelle, qui exige une présence, un corps, un débat, une négociation, un partage réel »

Quand on demande Christiane Jatahy si le théâtre peut quelque chose contre la montée du fascisme, elle répond : « C’est une question difficile… Je pense qu’il est important d’utiliser tous les outils que nous avons à notre disposition. Mon territoire c’est le théâtre. Je le conçois comme une plateforme de discussion, une agora. […] le théâtre est toujours le lieu du politique, car on s’y rassemble pour voir et penser.»

Ce qui est certain c’est que ce théâtre-là est essentiel aujourd’hui !

Jusqu’au 1er avril -Ateliers Berthier – Durée 1h40

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Littérature française

Pépites de l’été 2021 (1) Le Nord du monde de Nathalie YOT

L’été c’est aussi l’occasion de lire quelques bijoux offerts par plus éclairé que soi… De découvrir des voix apparues le temps d’une rentrée littéraire. 

C’est le cas de Nathalie Yot. Artiste pluridisciplinaire, très reconnue dans le champs de la poésie, cette performeuse, collabore à plusieurs revues et a déjà publié plusieurs recueils. 

Le Nord du monde, son premier roman, publié aux éditions La Contre Allée, paru à La rentrée 2018, se le lit comme on court… à perdre haleine. 

Une écriture hypnotisante, comme son duo électro-acoustique, Natyocassan, et notamment Le ciment

C’est important parce qu’on comprend que l’écriture fait corps et voix. 

Le Nord du monde, c’est le roman errant d’une itinérance. Celle d’une femme abandonnée pour qui le désir devient pas. Elle marche.

Fragilisée par une séparation amoureuse, la narratrice et personnage principal fuit un homme, son homme-chien, pour ne plus sentir la douleur, elle marche encore. 

Le plus loin possible vers le Nord, Lille, l’Allemagne, les Pays-Bas, et au bout, les fjords de Norvège.

Elle lutte contre les éléments, le froid, la fatigue, la douleur, la faim, pour se sentir plus vivante.

« L’air on le prend, on le prend bien. Quand il y a beaucoup de vent, on se laisse ébouriffer, chahuter, ça nous est égal au contraire, on se dit que la puissance du vent nous aide pour combattre l’histoire de ne plus vouloir vivre.»

Les hommes, aussi, ça serre et ça sert… à se sentir vivante! Alors, elle enchaîne les rencontres et les pays. Jusqu’à la transgression ultime, doublée de l’amour définitif, enfin rencontré.

Mais qu’on ne racontera pas!

C’est un roman qui gratte, qui dit des choses qu’on ne veut pas entendre, qui pousse à la faute. Qui met en péril, sur le fil ténu de la moralité. Bien sûr qu’il dérange… Surtout ce que nous avions eu bien du mal à bien ranger. 

C’est un roman qui vacille, comme cette partie de notre humanité sans limite.

C’est un roman qui flirte avec thanatos parce que parfois c’est le seul moyen d’être certain qu’on est vivant, de se pincer moralement.

Nathalie Yot ne cède rien à la douceur. Comme un scalpel, ou les glaçons de l’hiver, elle nous réveille rudement. 

Magnifique !!

Le Nord du monde, Nathalie Yot, La Contre Allée

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L’épopée mélancolique, d’Haydée Santamaria, pasionaria cubaine.

Les révolutionnaires ne sont pas des poètes mais des soldats ? Pas si sûr ! Il faut avoir une sacrée foi en un idéal, en l’impossible, pour devenir guérillera, se battre contre l’injustice, la pauvreté et l’analphabétisme à Cuba au milieu du XXe siècle. Une bonne dose de courage, de renoncement et d’oubli de soi aussi…

Cette solide conscience politique amènera la toute jeune Haydée Santamaria à tenir le fusil, contre l’armée du putschiste Batista.

Une conscience politique pleine d’inconscience

C’est cela que raconte avec justesse et onirisme, le roman d’Amina Damerdji, la genèse d’un engagement politique. Ce moment où l’idéal devient certitude… Où le doute n’a plus sa place… Où on ne sait pas vraiment où on va!

Confrontée très tôt à la dureté de la vie des paysans, cueilleurs de cannes-à-sucre, dans la région où elle a grandi, l’Encrucijada, Haydée Santamaria sent qu’elle ne pourra se satisfaire de la vie banale que lui propose sa mère : bon mariage, enfants, résignation.

« Ce que je préférais, c’était la littérature et la littérature comme le sifflait ma mère, c’était tout à fait inoffensif », lui fait dire, non sans humour, l’autrice. La littérature aura été certainement le ferment le plus solide de l’engagement de cette autodidacte .

La jeune idéaliste, choisit de rejoindre le mouvement des jeunes marxistes, bientôt fédéré autour de Fidel Castro, alors jeune avocat, à La Havane, jusqu’à devenir une héroïne, une « mère » de la révolution cubaine.

 

Je ne peux pas dire que nous ayons pris les armes pour ça.

« Je ne peux pas dire que nous ayons pris les armes pour ça. Bien sûr, nous voulions du changement. Mais nous n’avions qu’une silhouette vague dans la rétine. Pas cette dame en manteau rouge, pas une révolution socialiste. C’est seulement après, bien après, que pour moi en tout cas, la silhouette s’est précisée. »

Comme un chant déçu, la mélopée d’une femme mûre

C’est le roman épique d’une jeunesse sans pareil, que propose Amina Damerdji, [interview en ligne] , bien loin d’une imagerie hagiographique. Oscillant entre l’illusion et la désillusion de son héroïne, , montre l’ambivalent chemin des révolutions, comme celui des grandes avancées démocratiques, ni tout blanc ni tout noir, mais le plus souvent teinté d’un gris tragique et amer.

Le récit démarre le 28 juillet 1980, à La Havane, la nuit précédant son suicide, Haydée Santamaria, 57 ans, déroule ses premières années militantes, dans une mélopée mélancolique. Seule, en proie à une profonde tristesse, elle lègue l’histoire de son engagement, à ces Cubains qui tentent de fuir le régime castriste par la mer, ces naufragés de la révolution au soleil, pour qui le régime est devenu une dictature : « 1980 est l’année de l’exode de Mariel qui commence avec ces 10 000 Cubains qui demandent l’asile à l’ambassade du Pérou… », éclaire l’autrice, que nous avons interviewé au cœur de l’été.

Entre le 5 avril et le 31 octobre 1980, 125 000 Cubains sont expulsés, considérés comme contrerévolutionnaires. « Je me suis toujours dit que pour elle, cela avait dû être terrible… Avoir passé sa vie à construire un Etat que les gens se sont mis à fuir … Cela ne doit pas être étranger à son suicide. », confie encore ’écrivaine. 

¡Hasta la victoria siempre!

A ceux-là qui partent, abandonnant l’île pour un monde qu’ils pensent meilleur, Haydée Santamaria rappelle le combat de sa jeunesse et la perte tragique d’être chers, torturés et tués par l’armée de Batista. Morts pour leurs idées.

« Mais tout cela, vous qui partez, vous qui ramez dans la nuit, vous a été enseigné à l’école…» leur psalmodie-t-elle.

Ce que ne dit pas le livre, c’est qu’Haydée Santamaria tombera dans les oubliettes de l’histoire de Cuba, ignorée voire reniée par ses compagnons d’armes. Il ne dit pas non plus, que Castro ne lui rendra pas hommage, le suicide étant jugé contrerévolutionnaire par les marxistes.

Amina Damerdji, rend justice ici à cette combattante courageuse et engagée, à toutes ces femmes qui n’ont pas eu peur de crier un jour « ¡No pasaran ! », comme la basque Dolorès Ibarurri ou bien « ¡Hasta la victoria siempre !» comme tant d’autres à Cuba. Mais qui se souvient d’elles ? Qu’elle en soit donc remerciée… Souvent ramenée à des rôles secondaires dans ces mouvement militaro-machistes, certaines ont pourtant bravé les tabous troquant la louche contre le fusil. Ainsi vécut Haydée Santamaria.

Un roman épique révolutionnaire

Amina Damerdji, [interview en ligne], jeune femme d’origine algérienne, spécialiste de la poésie cubaine et venue de la performance poétique, a baigné dans la littérature hispanique et latino-américaine et son roman est tissé dans ce savoir-faire particulier.

Le choix du genre, par exemple, le roman épique et révolutionnaire, à la Fuentes ou Vargas LLosa, mais aussi le sens d’un tragique coutumier, où mort et vie se côtoient comme deux amies, qui nous ramène à l’hispanique Garcia Lorca ou la sensualité gourmande du brésilien Jorge Amado, « Certains dimanches, j’avais faim et je petit-déjeunais au lit. J’emportais sur un plateau, la cafetière, un morceau de pain, un bout de beurre et du miel. Les sablés de goyave, je les réservais toujours pour le début de l’émission. Dès que j’entendais la musique d’annonce, je croquais à pleine dents dans le biscuit rond et laissais couler la confiture entre mes dents. »

Pourtant, pour échapper à l’histoire officielle, Amina Damerdji, a su conserver sa liberté de romancière et de poète, en écoutant le cri intérieur d’Haydée Santamaria, l’accompagnant dans ses dernières heures , enivrée de vodka, cadeau des alliés russes, peu aimés, et le récit fait écho à la fin tragique de certaines actrices hollywoodiennes, seule et désespérée.

La tessiture littéraire de « Laissez-moi vous rejoindre » nous ayant autant convaincue que le récit, on attend le deuxième roman avec attention.

« Laissez-moi vous rejoindre », Amina Damerdji, Gallimard

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« Je voulais raconter quelque chose du sacrifice politique, de l’idéalisme, et de la désillusion »

Cet été, Amina Damerdji, primo-romancière, a bien voulu nous éclairer sur son travail pour faire revivre Haydée Santamaria, pasionaria cubaine, héroïne de son livre, « Laissez-moi vous rejoindre », publié chez Gallimard. Tout a commencé à Cuba, où elle a résidé quelques mois, pour faire du terrain pour sa thèse sur la poésie cubaine.

Comment est né l’idée de ce roman biographique ?

J’ai vécu à Cuba plusieurs mois… Ce qui est très particulier, pour nous, en arrivant, c’est qu’il n’y a pas de publicités sur les murs mais des affiches, des portraits des grands hommes de la révolution : Fidel, Camilo Cienfuegos, Raul, le frère de Fidel, tous représentés de manière virile, avec leur barbe. Alors, lorsque j’ai entendu parler d’Haydée Santamaria, elle a tout de suite attiré ma curiosité parce que c’est une femme. Souvent on parlait des femmes de la révolution comme femme de… Celle de Fidel qui s’était occupée du programme, celle de Raul en charge du droit des femmes. Pourtant Haydée jouissait d’une vraie notoriété et reconnaissance, en tant que femme d’état sur l’île !  Je travaillais beaucoup à la Casa de Las Americas qui est une véritable institution culturelle à La Havane, une bâtisse blanche, très jolie qui se détache dans le paysage de la ville, située sur le Malecon, (la promenade de front de mer) et où il y a un fond de bibliothèque plus important qu’ailleurs. En discutant avec les gens présents, un peu au gré des coupures d’électricité, j’ai appris que c’est elle, totale autodidacte, qui avait créé ce lieu culturel. Elle y a fait venir de grands écrivains sud-américains, Garcia Marquez, Cortazar et des Français aussi Sartre et Beauvoir…

Il y a une sensualité très forte et notamment gourmande dans votre récit , qui vous inscrivit dans la lignée des auteurs sud-américains comme Jorge Amado, pour ne citer que lui, qui émaillait ses romans de plats locaux ?

Oui la dimension sensuelle m’a clairement intéressée. D’abord parce que cela fait partie d’un patrimoine littéraire effectivement. Il y a des choses que j’ai aimé dans la littérature cubaine ou sud-américaine que j’avais envie de retrouver par l’écriture, des ambiances (la chaleur, la moiteur, des saveurs, des sons) mais aussi parce que je ne voulais pas faire une hagiographie politique mais m’intéresser à cette femme dans sa chair.

Et le choix de cette double temporalité, sa jeunesse et la genèse de son engagement, jusqu’à la défaite de la Moncada, et les quelques heures avant son suicide  presque 40 ans plus tard?

J’ai été marqué par le livre d’un auteur cubain, Leonardo Padura, « L’homme qui aimait les chiens » et qui raconte la vie de Ramon Mercader, l’assassin de Trotski, exilé à Cuba. Il peint notamment cette forme très sacrificielle d’engagement, in fine assez déshumanisante. En développant la vision de la jeune Haydée et en contrepoint celle de l’Haydée plus mûre (57 ans) qui s’adresse à ces personnes qui fuient Cuba, je voulais mettre en regard deux moments de bascule de la vie de cette femme et raconter quelque chose du sacrifice politique et de l’idéalisme, de la désillusion. 

Moi j’ai lu entre vos lignes un romantisme de la révolution…mais pas bêta !

Pour moi Haydée, au moment de son suicide, est justement cette femme qui a commencé sa vie, remplie d’idéaux romantiques, en quête de liberté pour transformer cette société cubaine. Forte de ses croyances puissantes, elle est emblématique d’autres jeunesses politiques, d’un type d’engagement qui s’est transformé aujourd’hui, n’emprunte plus les mêmes voies d’action.

Le fait qu’elle adresse son récit à ceux qui fuient,n’est-ce pas une façon de sortir du fantasme de la justice et justesse révolutionnaire?

Oui tout à fait pour moi, il y a vraiment l’élan de départ et la suite quelques années plus tard. Et d’ailleurs cela continue…

Tous ce groupe d’amis et frères d’armes, que vous décrivez, sont très vivants, comment avez-vous fait vos recherches ?

Je me suis documentée dans des livres d’histoire, sur place, à Cuba, puis de retour en Europe. J’ai aussi travaillé sur des archives numérisées, des documentaires et des captations trouvées sur internet.

Et vous avez pu recueillir des témoignages ?

J’ai aussi pu discuter avec plusieurs personnes qui l’avaient connue et beaucoup aimée en général.

Vous pouvez nous parler de ces poètes, sujets de votre thèse ?

Elle a porté sur un groupe de poètes qui sont passés de l’engagement officiel à la critique, et qui ont, pour la plupart, subi des mesures punitives, comme Luis Rogelio Nogueras, l’un des plus célèbres sur l’île, ou qui se sont exilés comme Raúl Rivero, le poète du groupe le plus connu à l’étranger, ou le romancier Jesús Díaz.

C’est donc votre premier roman, vous y pensiez depuis longtemps ?

L’idée a germé lors de mon dernier séjour à Cuba, en 2015. À ce moment-là, j’écrivais de la poésie. J’ai co-fondé une revue en 2011, qui s’appelle La Seiche, publié Tambour Machine en 2015 chez Plaine-Page et participé à plusieurs festivals de poésie orale. Je m’intéressais beaucoup à la poésie-action et à la performance. Quand j’ai commencé à m’intéresser à Haydée Santamaría à Cuba, je n’avais pas au départ le projet d’écrire un roman sur elle mais plus je me documentais et essayais de l’atteindre, plus elle s’éloignait de moi. La répétition des mêmes anecdotes, avec les mêmes mots, créait un voile de glace et finissait par figer le personnage au lieu de le rendre vivant. J’ai voulu, par la fiction, redonner vie à cette femme. Et à travers elle, raconter une histoire, celle d’un pays, d’un type d’engagement, mais aussi, celle de beaucoup d’autres femmes, d’un type de féminité assez peu représenté par la littérature..

Comment passe-t-on de la poésie au roman?

Au départ, le premier manuscrit écrit assez spontanément, était encore très poétique (cinq longues lettres qui ressemblaient plus à cinq longs poèmes en prose qu’à un récit romanesque !).Je l’avais envoyé à plusieurs maisons d’édition et reçu, au milieu de lettres type de refus, deux lettres plutôt encourageantes, avec des conseils de réécriture dont une des éditions Christian Bourgois. Mais ces conseils sont restés malgré tout un peu obscurs pour moi et puis ensuite, j’ai dû m’adonner à l’écriture de ma thèse et mettre de côté le projet. C’est un atelier Gallimard avec l’écrivain Hédi Kaddour, romancier venu également de la poésie, qui a agi comme un déclic pour moi. J’ai plongé dans un autre univers d’écriture, l’écriture romanesque avec ses personnages, sa sensorialité, sa narrativité, et ai commencé à me passionner pour cela. J’ai tout réécrit, de A à Z, et complètement différemment.

Et vous votre histoire Amina Damerdji ?

Je suis née aux États-Unis et j’ai ensuite grandi à Alger jusqu’en 1994. Ma famille et moi avons quitté l’Algérie pendant la Décennie noire (la guerre civile algérienne) d’abord pour la Bourgogne, où nous avons rejoint ma grand-mère qui en est originaire et s’était exilée avant nous, puis à Paris où j’ai fait le reste de ma scolarité et mes études. J’ai aussi vécu deux ans en Espagne, à Madrid.

« Laissez-moi vous rejoindre », Amina Damerdji, Gallimard

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La délicieuse cérémonie « De thé et d’amour  » d’Hubert Delahaye

Une invitation au voyage qui ouvre grand les portes de l’imaginaire. Aujourd’hui plus qu’hier, sans doute à cause des confinements répétés, je plébiscite toute littérature itinérante. Un grand, grand, genre littéraire… Depuis l’Odyssée en passant par le Journal de voyage de Montaigne ou bien celui en Indes de Flaubert, jusqu’à Kerouac et sa Route, les écrivains voyageurs embarquent, fascinent, ensorcellent leurs lecteurs.

Mais aujourd’hui, empêchés de voyager, nous ressemblons, plus que nous le pensions, aux des lecteurs de Mérimée découvrant la Corse. Mélange d’exotisme et de spiritualité à taille humaine, ce joli roman nous embarque au Japon et donc en terre inconnue pour la plupart. Bien loin d’être un guide touristique, nous le refermerons, sous le charme de ces « impressions » en ayant l’impression d’avoir progressé un peu plus dans notre géographie intime.

De la joie de voyager entre les pages

« De thé et d’amour », est surtout un roman initiatique et très courtois qui explore l’amour. L’histoire est simple presque banale: un occidental, vraisemblablement diplomate, s’initie à l’art du thé à Kyoto mais surtout à une silencieuse parade amoureuse.

Tout tient dans l’économie de cette relation.  Comme dans la gestuelle lente de l’art du thé.  Tout tient dans l’épure stylistique ! Un récit hiératique au rythme hypnotisant.

Un amour en explosion de silences

Nous sommes convoqués à méditer sur l’éclosion de cette passion immobile et feutrée comme un rituel. Le temps s’arrête, les bruits se taisent. Et tout prend en force.

Le protagoniste tombe sous le charme de « cheveux châtain foncé relevés en chignon (qui) révèlent un peu plus de sa nuque, endroit de l’anatomie qui correspond dans le langage de coquetterie à ce que peut être ailleurs un décolleté ».  À petit pas minuscules, empêchée par « ses géta à bride rouge et vernies », mademoiselle Shimizu, guide son fol amoureux sur le chemin de la déraison. Et sur les routes de la grande évasion.

Vous voyez, il y a toutes les raisons d’emmener ce merveilleux petit livre d’amour sur votre lieu de villégiature. Bien installé dans un transat, il vous emportera à des milliers de kilomètres de vous-même.      

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« Que sur toi se lamente le Tigre », un premier roman majuscule !

Dans son court et intense premier roman, Emilienne Malfatto, journaliste reporter spécialiste de l’Irak, relate l’histoire impitoyable d’un féminicide dans l’Irak rural contemporain. Celui d’une toute jeune fille qui aura connu l’amour interdit puis l’horreur pour laver l’honneur de sa famille ! C’est l’impitoyable loi des hommes… gardée par les femmes ! 

« Je suis la vieille et le monde de mes enfants m’est étranger. J’ai consciencieusement appliqué à mes filles, les lois qui m’avaient été imposées. J’ai bâti autour d’elles la même prison que pour moi. J’ai justifié mon monde en le reconduisant… », psalmodie la mère en attendant la sentence.  

Ce livre édité par la maison d’édition tunisienne elyzad vient d’emporter le Goncourt du premier roman.  Son éditrice Elisabeth Daldoul en souligne l’écriture épurée et poétique. Elle a raison!

Il ne s’agit ni d’un essai, ni d’un document mais bel et bien d’un roman et de la naissance d’une écrivaine.  

Construit comme une tragédie : unité de lieu, de temps, d’action, où comme un procès dont nous serions le jury de hasard, le récit recueille la voix de chaque personnage, enfermé dans cette loi qui ordonne la mort de si jeunes vies. Chacun y berce son dilemme sournois et son accord muet. Se faisant l’écho d’une injustice sur laquelle ils n’auraient pas de poids mais qu’ils ne supportent pas. Insupportable « fatum », diraient les Latins, qui s’abat en même temps sur cette victime-accusée et sur ses bourreaux.Tous pris au piège? Accusée de quoi ? D’avoir aimé… Pris au piège par quoi ? Une loi sans âme. Tout cela n’empêche pas la mauvaise conscience.

« J’ai survécu à la guerre et ce soir je vais tuer, dit le frère et bourreau. Je vais mourir un peu en tuant. Mais mon bras ne tremblera pas. Tremblera-t-il ? » 

Sans enluminures inutiles, d’une simplicité transparente comme l’eau vive du Tigre, qui traverse l’Irak, l’écriture d’Emilienne Malfatto s’écoule en nous, sans bruit et lumineuse, au plus près de nos intimes tristesses. 

Personne n’aime la guerre. Personne ne supporte la loi assassine. Pourtant la plupart y participent.

Un premier roman majuscule !

« Que sur toi se lamente le tigre » Emilienne Malfatto (elyzad) Goncourt du premier roman.

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« Le chant du poulet sous vide », un premier roman caqu(hal)etant

Paule, jeune citadine et végétarienne, opère, à la mort de sa mère, un retour forcé à la ferme, missionnée par sa dernière volonté : « Il faudrait tuer Théodore. Le Borgne. J’aimerai que ce soit toi qui t’en occupes ». Fidélité filiale oblige, Paule s’exécute plutôt mal que bien. La mise à mort du poulet, puisqu’il s’agit de cela, va changer radicalement le point de vue de la jeune femme sur la passion de sa mère pour ses volatiles, si uniques qu’elle prenait le soin de les prénommer. Théodore sera vendu au marché avec son prénom et une courte bio, collés à même la peau. Hommage. Au fil des jours et de son élevage, Paule réitère pour chaque poulet son acte de reconnaissance après sa mise à mort, ce qu’elle fait de mieux en mieux avec plaisir…

On en dira pas plus, si ce n’est que le roman tient sa promesse et que Paule, sorte d’ingénue à la Amélie Poulain bouscule, par son engagement auprès de ses poulets, nos convictions parfois trop endormies.

Du deuil de la mère à la mort du poulet

D’où vient cette idée géniale et totalement absurde d’offrir une stèle en papier à sa volaille ? De la culpabilité de Paule de ne pas avoir su parler, discourir, à l’enterrement de sa mère… Les mots manqués alors se fabriquent ensuite à la chaîne comme en réparation. Mais aussi aussi pour effacer ce plaisir interdit que lui procure le fait de tuer. Parfois le deuil rend créatif et devient une aubaine. Parfois la mort des animaux ramène à la normalité de notre condition si fragile… Permettre d’envisager la fin rend plus intense le présent !

Faire le plein d’humanité au rayon volaille

L’élevage de Paule se transforme au fil des mots en une petite société. Chaque être caquetant à un nom propre, un charme, des envies et des tristesses. Lucie Rico rend passionnante cette société animale qui ressemble de près à la nôtre et qui rappelle des lectures enfantines comme Animals Farm.  Car les enfants ne s’y trompent pas, il y a beaucoup à apprendre des animaux. Mais si on a l’habitude des documentaires sur les singes, jamais les poulets n’auront été aussi minutieusement regardés. Et, il se trouve que Lucie Rico est documentariste et je vous garantis que sa plume l’est autant que ses yeux.

Néo ruralité et animalisme même combat ?

Et oui la tarte à la crème 2021 se retrouve au centre d’un propos plus politique qu’il en a l’air. La jeune Paule et son poulailler idéal ne vont pas que s’attirer des amis dans le village. A vouloir changer les codes et trop humaniser ses bêtes, tout peut virer à l’absurde voire à des absurdités. C’est là que le roman trouve sa dimension la plus comique d’ailleurs… C’est une fable donc le lieu de l’absurde ! D’autant que Lucie Rico pose aussitôt la question de l’hyper consommation qui nous transforme en producteurs incontrôlés puis en serial killer d’espèces. Attention certaines scènes pourraient vous rendre plus végétariens que flexitariens et plus du tout flexiterriens.

Le chant du poulet sous vide. Lucie Rico (POL)

Qui est l’autrice ?

Lucie Rico est née à Perpignan. Elle a travaillé dans l’éditions et les nouveaux media et réalise des documentaires. En cours d’écriture son deuxième roman : GPS.

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« L’inconnu de la poste » : l’ enquête captivante de Florence Aubenas

Ceci n’est pas un roman… mais l’enquête minutieuse d’une journaliste sur un fait-divers qui encore aujourd’hui, 13 ans après, reste mystérieux. Pendant sept ans, cette grand reporter au Monde aura assemblé près de « quatre valises » de notes, confie-t-elle, dans la très belle interview que la librairie Mollat de Bordeaux lui a consacrée.

Un jour d’août 2014 alors qu’elle est de permanence au Monde, dans ce mois généralement sans actu, elle reçoit le coup de fil d’une ancienne directrice de casting, qui la convainc d’enquêter sur le meurtre d’une jeune postière, en 2008, dont est accusé à tort un jeune homme, Gérald Thomassin, d’après son interlocutrice.

Gerald Thomassin, est l’une de ces étoiles filantes du cinéma français des années 80-90.

Le jeune homme fait, à 16 ans, ses premiers pas d’acteur dans Le petit Criminel de Jacques Doillon, et emporte le César du jeune espoir en 1991. Un diamant brut, sauvage, instinctif et libre. On se prend en le regardant, encore aujourd’hui, à rêver à Antoine Doinel et ses Quatre-cents coups… On rêve alors de le voir grandir à la lumière des caméras. Mais Thomassin traîne avec lui les fantômes d’une enfance assassine, marquée par la violence. Enfant de la DASS, il en conserve des plaies ouvertes, sa prison intérieure.

Hors champs, il prend la route de la drogue, l’alcoolisme et l’insertion a minima. Sur les conseils de copains de galères, il se retrouve à 34 ans dans un village de l’Ain, pas bien loin de Bourg en Bresse, dans un village de 3009 habitants, Montréal-la-Cluse, bien nommée et donc encaissée. Thomassin s’installe dans un sous-sol à moins de deux mètres de la Poste, où un jour de semaine, en 2008, à l’heure où les enfants vont à l’école, la jeune et jolie postière Catherine Burgaud se fait assassiner de vingt-huit coups de couteaux.

Assez vite les soupçons se tourneront vers les marginaux du village et plus particulièrement Thomassin. S’il a su s’attirer la tendresse de bien des gens de cinéma, ici dans ce village c’est plutôt la méfiance qui domine. Il faut dire que le jeune homme a bien du mal à ne pas faire l’acteur, tentant d’entrer un peu trop ouvertement dans la peau de l’assassin potentiel.

Alors que rien dans le dossier ne l’accuse réellement, il va sur sa propre dénonciation se retrouver en prison. C’est à ce moment-là que Florence Aubenas le rencontre et pendant cinq ans le voit régulièrement comme d’autres témoins d’ailleurs.

Une lecture passionnée et addictive

Une enquête d’abord, que l’on suit passionnément et, je vous le promets, fera sujet de conversations, voire de disputes entre lecteurs et amis. Chacun a son point de vue sur l’assassin potentiel. Florence Aubenas jamais pourtant ne pousse dans une voie plutôt qu’une autre. Sans doute, sa parfaite impartialité, laisse-t-elle libre court à nos convictions et autre imagination. La journaliste n’énonce pourtant que les faits, rien que les faits.

En lumière un jeune acteur fauché par la gloire

Pour les plus âgés, ce livre fait mémoire d’une époque très brillante et vivace du cinéma français. De très jeunes gens éclairaient régulièrement, nos écrans noirs : Charlotte Gainsbourg, Sophie Marceau, Romane Bohringer, Valérie Kaprisky qui souvent apparaissaient fragiles, cachés derrière un César amplement mérité. Comment résister au succès, ne pas être emporté par une notoriété trop rapidement acquise ? Même si Jacques Doillon n’a jamais lâché Thomassin, ni Dominique Besnehard, son agent, rien ni personne ne l’aura empêché de plonger dans ce qu’il maîtrisait au fond le mieux : la précarité.

En contre-champs toute l’humanité éclairante des « inconnus » de la vraie vie   

C’est la force et le talent de Florence Aubenas dans tous ses livres-enquêtes, prendre le temps qu’il faut pour connaître et mettre en lumière les « acteurs » de la vraie vie, ces gens normaux, ceux qu’on ne voit pas et pourtant recèlent d’une humanité singulière. Ceux qui font l’étoffe humaine des villages et des professions. Ceux que jamais un sondage ne pourra refléter. Laisser parler ce qu’on ne connait pas… La journaliste le met en pratique au travers de la voix de ceux-là qui font l’histoire. Ce ne sont pas des témoignages mais des gens tout simplement, qui vivent rient et pleurent, comme tout un chacun mais comme seuls eux-mêmes peuvent le faire.

Dans ce livre vous croiserez les copines de Catherine Burgaud, gentille bande solidaire; son père, l’ancien maire qui, inlassablement, veut trouver l’assassin pour rendre justice; l’ex-mari; le nouveau compagnon… Et puis les copains de galère, de cinéma, les amours ou les amis de Thomassin.

Une photographie d’une France mal connue voire peu reconnue

Qui sait parmi nous que ce village appartient à une vallée baptisée par ses habitants La plastique Vallée ? Où peu à peu les habitants ont délaissé leurs champs pour installer chez eux des machines à transformer le plastique et fabriquer les petits objets de Pif Gadget par exemple? Premier département français au niveau de l’industrie, on n’y connait pas le chômage… Pourtant à Montréal-la-Cluse, la toute petite poste est sans doute le dernier lien avec l’administration de Paris. Le dernier service social… Et la postière était bien gentille.

A ce jour, Thomassin est toujours porté disparu, alors qu’il se rendait à Lyon pour une confrontation judiciaire qui aurait pu l’innocenter.  

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« Nos corps étrangers » un premier roman cellulaire sous haute-tension…

Au départ, il s’agit d’un vieux fantasme écolo: quitter Paris pour retrouver un second souffle.Au départ il s’agit d’une famille comme les autres. Il y a  Maeva , collégienne qui suit ses parents en traînant les pieds. Quitter Paris et les copines pour atterrir dans un collège de « péquenots », comment ne pas ne pas se sentir trahie ? Et puis il y a Stéphane, le père, qui pense qu’ainsi il cautérisera la cicatrice que sa relation avec une collègue de bureau a laissé dans son couple. Enfin Elisabeth, la mère, qui s’est laissée porter par l’idée de se donner une seconde chance et de se remettre à peindre.

La maison du bonheur?

La maison du « nouveau départ » s’avère rapidement être un nid à colères et ressentiments divers.La transplantation de l’animal parisien à la campagne montre des signes visibles d’échec et de rejet. Stéphane ne supporte pas les temps de transports allongés, Elisabeth se bat avec des vomissements douloureux.Seule Maeva fait son trou, grâce à Richie, un beau et grand collégien noir.  Dans son sillage sa mère se remet à sa peinture avec passion.

Corps en mouvement

Alors pourquoi ce roman est-il cellulaire ?  Parce que les personnages opèrent des déplacements microscopiques, dans un environnement qui n’est ni tout à fait pareil ni totalement différent. Comme des micro-organismes. Vont-ils se fondre dans ce nouvel environnement ?

Mère et la fille s’ouvrent et s’enracinent au fil des trimestres scolaires, inaugurant de nouvelles interactions et s’ouvrant à une biophilie retrouvée. Stéphane le père se referme.  

Du corps il en est bien question. Dans le titre et tout au long du roman. De corps bavards mais de cerveaux sourds. 

De nouvelles barbaries

On n’en dira pas plus de cette histoire qui si à plusieurs moments semblent coutumière et contemporaine, s’accélère dans la seconde partie pour nous emmener vers un final totalement inattendu. L’angoisse est au rendez-vous. L’animalus parisianus peut se transformer en barbare s’il n’y prend garde ! 

Un premier roman sous tension qui devrait faire passer ce troisième confinement pour de la gnognotte.

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« Mon tout petit » : le livre plein de grâce de Delphine Apiou

Si vous l’avez raté en 2020, n’hésitez pas à vous l’offrir maintenant, vous y trouverez toute la tendresse de Delphine Apiou pour l’enfant qu’elle n’a pas eu.  Et mère ou non, vous en saisirez l’étrange écho.

Il en faut du courage, de la lucidité, de la tendresse pour s’adresser à celui qui naît pas là…

Il en faut du temps de vie et de divan, d’autodérision et de larmes discrètes pour le regarder et enfin lui parler.

Delphine Apiou – j’ai eu la chance de croiser son rire et ses yeux graves – nous offre ce joli morceau de bravoure en y ajoutant ce qui la fabrique intrinsèquement : son humour.

Je vous conseille en passant de lire TOUT Delphine Apiou.

Dans ce monologue épistolaire Delphine parle de tout… Enfin ce qui semble être la lutte finale de chacune d’entre nous. Vous savez l’histoire de la petite graine.

De l’évidence imposée à toute écolière : « Fille tu es, mère tu seras » ; à la trinité qui nous colle à la peau, à peine le bac en poche : amour-travail-bébé ; de la difficulté voire la déception de ne pas faire couple parce qu’être une femme libérée ce n’est pas si facile; des hésitations à se faire un bébé toute seule comme une grande ; enfin à l’affirmation libératoire qu’être femme ne passe pas pour nous toutes par la case maternité ! En une centaine de pages Delphine Apiou décrit le parcours d’une combattante.

Pas de bébé, pas de salut ?

Au XXIe siècle, encore, la réussite au féminin continue de briller comme un ventre rond.  Voire celui d’une autre si le nôtre s’y refuse. « Devenez parents » ressemble à un nouvel ordre moral ! Sans berceau point de salut ?  On n’aura jamais moins écouté le droit d’être femme sans enfanter qu’aujourd’hui…

Pourtant, on avait cru à quelques progrès en voyant éclore à New-York, les DINK (double Income No Kid)! Force est de constater en 2021, qu’il est bien difficile d’être prise au sérieux, déjà comme célibataire mais qui plus est sans enfant. Et qu’il est bien difficile de vivre l’impossibilité d’être mère car à la douleur personnelle vient s’ajouter la muette opprobre familiale et sociale. L’exclusion par défaut.

Pour certaine vient alors l’exigence d’être femme et sans enfant. En cela, ce livre sonne comme une libération pour toutes ! Etre ou ne pas être mère n’est pas la question ! La seule qui tienne vraiment est d’être une femme à part entière, engagée dans sa propre vie… de femme !

De souvenirs en petits mots tricotés

Mais ce livre n’est pas un essai, il est beaucoup plus joli que cela. Delphine Apiou dans sa lettre adressée à l’enfant qu’elle n’a pas eu, son tout-petit, se raconte comme toute mère. Son enfance, ses parents, ses amours, ses douleurs et maladie.

Elle raconte tout simplement. Par son récit, ses mots, ses souvenirs, ses blagues, et surtout son amour, de souvenirs en petits mots doux tricotés, elle donne vie à son enfant. Et sans doute à celui que chaque femme porte en elle dans sa besace imaginaire.

Salutaire !

Mon Tout Petit, Delphine Apiou, Editions Denoël

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Goncourt 2020 : Et si c’était elle? Djaïli Amadou Amal et ses Impatientes ?

L’autrice camerounaise, peule, musulmane est une voix importante de la littérature africaine. Dans son récit magnifique, « Les Impatientes », on retrouve sans doute une partie de sa vie, mariée de force à 17 ans et violentée dans le même temps, comme elle le confiait dans l’Heure Bleue, dans la longue interview accordée à Laure Adler à retrouver ici.

Ses trois impatientes, Ramla, jeune lycéenne brillante, Hindou, la plus timide, Safira, première femme d’un mariage polygame, incarnent trois destins de femme où chacune tentera de faire un pas de côté, pour échapper à une vie humiliante, pré-écrite par la tradition et son cortège de violences perpétrées.

Munyal, la patience soumise

La seule arme pour se protéger est transmise par les autres femmes, dans ce Sahel contemporain, c’est Munyal, la patience en peule. La patience, substrat culturel des femmes qui souvent chemine avec sa copine la douleur. Ce leg dont nous avons bien du mal à nous défaire… Il prend des tonalités différentes suivant les pays, mais ses fondations restent les mêmes : patriarcat, inaccessibilité à l’éducation, au travail, à disposer de son corps, à l’indépendance, au pouvoir et violences faites aux femmes… Sois patiente avec ton mari cela viendra … Enfin, quelque chose viendra… La fin de la soumission qui souvent va de paire avec la mort. Naturelle ou sous les coups.

Dans le roman de Djaïli Amadou Amal, la patience c’est la soumission au père, aux oncles, à la famille, au mari polygame et à sa première femme. La patience des épouses pour le bien-être du mari, après un mariage imposé et le viol conjugal. La patience c’est la soumission et le silence, les dents serrées sous voiles et tatouages. La transmission de cette obéissance se fait de mère en fille. Un univers cloîtré, dont chacune a patiemment construit les murs. Mais « Les impatientes » de Djaïli Amadou Amal, c’est aussi l’espoir d’y échapper, de se rebeller. 

Debout femmes esclaves et brisons nos entraves

Trois récits simples et puissants où se mêlent poésie, philosophie, incantation et récit sans concession.  Un roman bouleversant où chaque ligne dérange et donne les larmes aux yeux devant notre impuissance. Un roman solaire sur le courage et la tendresse des femmes quelle que soit l’aliénation subie. 

Il y a une dizaine d’années, Syngué Sabour avait signé un roman aussi impressionnant qui avait obtenu le Prix Goncourt, en 2008, « Pierre de patience », sur une femme qui n’avait d’autre choix que de vivre l’agonie de son mari en Afghanistan. Il fut récompensé par le Goncourt… Alors l’espoir est permis, nous verrons cela demain ! L’Académie amplifiera-t-elle la renommée de ce magnifique roman, déjà primé en 2019, par la Fondation Orange? Couronnera-t-elle cette grande écrivaine?

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« L’Intimité » ausculte nos désirs de maternité. Une symphonie héroïque !

Parfois essai, parfois document, tout le temps roman, le dernier livre d’Alice Ferney se dévore avec grande attention. Une histoire de la maternité et plutôt des maternités totalement contemporaine. On attend décidément pas un enfant en 2020 comme on le faisait il y a cinquante ans. Les enfants portent plutôt le doux prénom de Désirée que celui discuté d’Opportune. L’hallucination de la maternité désirée est devenu à la fois poison moderne et épopée contemporaine . Il y a aujourd’hui grâce aux évolutions de la science, congélation des ovocytes, FIV, PMA, GPA tant de possibilités de devenir mère ou père, à condition de passer par la case génitrice. Il y a parfois à bas bruits quelques voix qui s’élèvent pour assumer le non-désir de maternité voire d’enfant. Mais elles ont encore plus de mal à se faire entendre aujourd’hui. Le choix. Depuis les années 70, les femmes veulent avoir le choix de l’enfant. Les hommes aussi d’ailleurs. Depuis les années 70, on a pourtant du mal à faire le tri, tant la parentalité est devenue indispensable à l’existence. Faire famille, une raison sociale qui ne laisse plus de choix. Entre l’incantation et le diktat, il y a peu de place pour la liberté finalement. C’est Sandra, la libraire quarantenaire, qui porte cette respiration libre dans ce roman. Elle n’a pas d’enfant parce qu’elle n’en veut pas. Elle est célibataire parce qu’elle le veut . Un contre-modèle qui prend son droit de vivre au siècle du mariage « pour tous » et de l’enfant « pour tous ». Il ne s’agit pas de revenir sur ce droit légitime et démocratique. Mais Sandra porte une autre façon de vivre pleinement et pourtant regardée comme une curiosité au XXIe siècle, dont le couple semble être la clé de voûte. Niant même la difficulté à faire couple. Sujet qui résiste en arrière-plan du roman L’Intimité.

Regarder en face les affaires de femmes

Car avant tout l’Intimité, énoncée par Alice Ferney, c’est cela: regarder en face ce qu’on appelait, il y a moins de soixante ans, les affaires de femmes. Dans le secret des gynécées familiaux, le grand récit des femmes s’écoutait le plus souvent à la cuisine. Tous ces témoignages de naissances : dramatiques, douloureuses, heureuses ; d’accouchement difficiles et de médecins brutaux sont le ferment d’un des grands liens des femmes entre elles, leur alliance objective, ce qu’elles partagent le plus simplement entre inconnues.  Un corpus incroyablement divers d’histoires singulières, uniques, où vie prochaine et risque de mort se côtoient jusqu’au premier cri de l’enfant. Car il s’agit aussi de corps, sacrifiés, ouverts, parfois déchirés. La naissance est violente comme la nature. C’est sans doute cela qui lui donne sa dimension héroïque et aux mères leur statut de « chevalier.es » de la vie. La naissance reste le plus grand inconnu de la procréation. Est-ce pour cela que l’aventure est si terrifiante et tentante?

L’épopée héroïque de la naissance

Mourir d’aimer, c’est ainsi que s’ouvre le dernier roman d’Alice Ferney. On fait parfois un enfant par amour sans amour du risque. C’est le cas d’Ada et Alexandre, le jeune couple qui confie rapidement leur aîné, avant de partir à la clinique, à Sandra, la voisine sympa qui, elle, n’en veut pas d’enfant justement. Pourtant le petit Nicolas fait vibrer en elle l’écho d’une fibre inconnue. Plus tard, dans cette histoire viendra Alba qui veut être mère mais pas par insémination naturelle. Réduisant l’homme qu’elle aime à sa simple condition de géniteur et elle-même de génitrice.

Les maternités d’aujourd’hui, multifacettes et multi possibilités. 

Ce grand roman d’Alice Ferney, philosophique et éthique, questionne notre condition d’être humain qui n’en finissons pas d’inventer nos modus vivendi.  Notamment pour accéder au « grand » bonheur d’être parent même si la nature nous le refuse. Comme Sandra on se met à penser qu’on en fait peut-être un peu trop sur ce passage presqu’obligatoire pour être un adulte réussi. En prenant le risque de repousser les limites de la nature un peu loin. Comme Alba on peut défendre une conjugalité sans reproduction directe, on ne vous en dira pas plus.Comme Alexandre, on peut courir après l’enfant preuve d’amour de l’homme pour sa compagne, irrépressible désir d’être LE père envers et contre tous.

Que cachons-nous derrière nos postures? Pulsion ou désir?  

Après sa grande et belle saga familiale Les Bourgeois, Alice Ferney revient à l’histoire contemporaine presque futuriste de la maternité qui peut parfois tourner à l’essai éthique ou au document GPA mais qui reste passionnant grâce à ses personnages d’une originalité sans compromis.

Passé un peu sous silence cet été il est grand temps de lui rendre sa juste place dans cette rentrée littéraire traversée par les questions féministes.

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« Ce qu’il faut de nuit », l’édifiant roman d’un papa solo et d’un défaut de transmission.

Elever -seul – ses deux fils, ce n’est déjà pas facile… Elever – seul- deux fils quand on est leur père, sans doute un peu moins. Omni absente dans le récit, la « moman » est décédée d’une longue maladie, comme on le dit pudiquement. Elle continue pourtant à être la boussole du trio. 

Cahin-caha, ils vivent bien campés sur les deux piliers qui font leur loi et leur foi. Le foot, auquel Fus, l’aîné, donne tout son être et la section PS du père qui, au fil des ans, est devenue la deuxième famille, présente et solidaire. S’il n’y a pas beaucoup d’argent et si la Lorraine, où ils vivent, semble déserte et meurtrie, à la maison, il y a de l’amour, de la passion et des valeurs. Un pacte silencieux unit Fus et son père : protéger le plus jeune, Gillou, le doué de la classe, le prometteur candidat à l’ascenseur social. 

Alors quand Fus transgresse la foi du père dans le socialisme, et de la pire façon, leur monde s’écroule. Quand on est militant, on ne joue pas avec les valeurs. Le père se raidit sous le choc, la gifle et le poids de la honte. Il met Fus en exil de son amour… « On arrivait à vivre comme cela, en sachant, tant bien que mal… La semaine Fus et moi, on était en apnée, on se parlait sans se parler. On posait les pieds là où on pouvait encore les poser. »

C’est difficile de voir son enfant grandir hors sa propre loi ! Et impossible quand il emprunte les sens interdits. 

« Ce qu’il faut de la nuit »  est d’abord un grand récit sur la paternité. Seul narrateur le père s’exprime à la première personne tout au long, nous entraînant dans un voyage intérieur mêlé de doutes et de culpabilité, entrelacs des « on fait comme on peut, quand on est parent ! ». L’amour ne préserve pas de la déception.

Ensuite ce roman virtuose s’inscrit dans la tradition de la grande littérature sociale. Celle qui ouvre vers des univers et des personnes qui n’ont rien de remarquable, à priori. Au sens contemporain, rien de fameux permettant d’être vu. Ni argent, ni pouvoir, ni twitter, ni tribune. Il n’y est pas question de réussite mais de nos savoir vivre plus simplement. De nos choix et engagements, nos fidélités et transmission. De ce que veut dire être parent et jusqu’où on peut l’être. 

L’auteur, Laurent Petitmangin, a reçu en septembre le prix littéraire Georges-Brassens ainsi que le prix Stanislas du premier roman. Bien mérité, on lui aurait souhaité le Prix Victor Hugo s’il avait existé. Pour sa façon « d’incarner » la grandeur des oubliés de la République.

Et, last but not least, c’est le premier roman d’un cadre d’Air France, grand lecteur et prolixe écrivain même si jamais publié auparavant.

La langue est âpre, solide et poétique comme un accent du Nord : « Ils étaient assis dos à la Moselle, et j’avais sous mes yeux la plus belle vue du monde. Mon regard allait des coteaux, presque dans l’obscurité, à leurs visages bien éveillés, francs, éclairés par notre lampe-tempête. J’étais content ce soir-là et tous ceux qui avaient suivi. Je profitais de cette période. Il y avait trois mois que la moman était partie. J’avais évacué la peur de ne pas y arriver, de ne pas faire face à tout ce qu’il y avait à organiser, à gérer. Tout ce que j’avais déjà entrevu depuis trois ans. C’était terrible à dire, mais c’était presque plus facile maintenant qu’il n’y avait plus l’hôpital, les soirées et les dimanches passés à attendre. Presque plus facile. »   

Un vrai remède à la morosité de ce début d’automne 2020 et au couvre-feu bonne lecture!

« Ce qu’il faut de nuit » de Laurent Petitmangin, La manufacturedelivres

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Littérature française

«Impossible», ou la confession d’un enfant du XXe siècle

Parfois 171 petites pages font faire de très grands pas. L’auteur est un marcheur, un alpiniste napolitain, pas du genre pépère-Compostelle mais plutôt randonneur de l’extrême. Mais pour tous, l’exercice est le même : regarder où on met les pieds et assurer son équilibre. Perdre la notion du temps et de la destination et s’installer dans le moment. L’esprit pérégrine souvent bien loin des pieds.  

Mensonge ou vérité?

Le livre s’écrit dans ce champs et contre-champs. Au premier plan, un interrogatoire, enfin son procès-verbal, en typewriter, la typo des machines à écrire. Un dialogue entre un magistrat et le narrateur. Car en escaladant les sentiers escarpés des Dolomites, ce dernier a repéré un corps au fond d’un gouffre. Il appelle les secours et se retrouve au centre d’une enquête pour meurtre, soupçonné de l’avoir maquillé en accident. Le mort est un traître qui a balancé les membres du groupe révolutionnaire auquel ils appartenaient tous deux. Frères d’armes puis frères ennemis… Hasard ou vengeance ? 

La voie ouverte aux pérégrinations philosophiques

Ce dialogue avec le jeune juge, est le théâtre d’un autre duel, plus existentiel, philosophique et politique… Jeunesse contre vieillesse, ancien contre moderne, fonctionnaire de l’état et militant révolutionnaire, une réthorique en deux temps où les deux hommes se toisent mais ouvrent la voie d’une pérégrination philosophique.  

C’est sans doute cette dimension politique qui transforme ce livre en confessions d’un enfant du siècle dernier. Le narrateur-accusé prend la mesure du temps « J’ai plus de temps que vous. Non seulement celui déjà passé, mais celui d’à présent » ; de l’engagement politique : « Ces appartenances ont été interrompues, je n’ai plus été d’un lieu, ni d’une histoire personnelle. J’ai appartenu à une époque publique » ; ou bien   «Nous étions coupés de nos familles à l’arrachée, en renonçant, et en la reniant aussi, à la vie domestique. Nous pratiquions une autre appartenance. » Et bien sûr, ce livre pose la question de l’indépendance de la justice.

Le livre de presque tous les impossibles

En contre-champs, le narrateur écrit à sa bien-aimée, Ammoremio, un jeune amour qu’il ne veut pas tant mêler à sa vie d’avant. Des lettres magnifiques de poésie : « J’essaie d’inventer des anagrammes. Il y en a un qui me concerne directement : séparés. Son anagramme est : espéras. »

Alors à quels impossibles touche le livre ? Celui qui empêche de nier son passé, celui qui prive de liberté ? L’impasse de la vérité ou celle de la justice ? Face à ces impossibles, il reste pourtant la possibilité de l’amour qui seul sait écrire une nouvelle histoire et préserver l’innocence.

Impossible, roman d’Erri De Luca, publié chez Gallimard

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Liv Maria, la pépite romanesque de la rentrée

Roman d’apprentissage, récit initiatique, la liberté de Liv Maria se distille à chaque ligne du récit romanesque de sa vie chaotique. Un coup de vent frais sur la rentrée, venant de l’océan et signé Julia Kerninon, aux éditions L’Iconoclaste. Une très belle découverte!

Héroïne romantique comme la Jane Eyre de Charlotte Brontë, ou Emma de Jane Austen, Liv Maria est le centre, la seule identité, de ce livre road-movie, situé à la toute fin du XXe siècle. Moment où la géographie, perdant de ses limites, est devenu territoire de toutes les expériences. Et la jeune Liv Maria y mordra à pleine dents, quitte à y perdre des plumes.

Raison et sentiments

Personnage romanesque, Liv Maria est une sorte de Robinson Crusoé fin de siècle qui finira sur une autre île aux trésors, traînant ses secrets et ses douleurs. Mais surtout elle incarne la tragédie moderne, comme une Anna Karenine en basket, une Phèdre qui prendrait l’avion. Un destin difficile quand la liberté est encore si fragile et que bien des pionnières s’y sont aventurées au péril de leur désirs. Un destin qui s’acharne et auquel nul n’échappe.

Liv Maria est une îlienne de Bretagne, à la nature encore sauvage -d’où exactement? Bréhat ou peut-être Groix, cela n’est pas précisé ! -, solide comme son père, un viking Norvégien, Thure Kristensen, taiseuse comme sa mère, Mado Tonnerre, tenancière de café. Lecteur insatiable, Thure cite Faulkner ou Beckett à sa toute petite fille. Des parents fondateurs qui éclairent toute une vie. « Son père était un lecteur et sa mère était une héroïne », confie le narrateur.

Les forces du destin

Toute jeune, ils la poussent à quitter son caillou, après une agression. En exil permanent de son île et citoyenne du monde, elle vit, poussée par le vent, de pays en pays. En tournant le dos au malheur, elle rencontre l’amour et, ironie de la vie, le retour du passé dans le même temps: « Fous de joie, ils avaient trouvé un prêtre douteux qui avait accepté de les marier sur la plage d’El Paredon. »

Liv Maria baptisée dans la littérature et les embruns, nous emmène d’aventures, en voyages amoureux, bercés par l’exotisme des langages et des secrets bien gardés. « La langue qu’ils parlaient entre eux étaient une langue inexacte, un broken english d’expatriés, mais ils jouaient ensemble, ils faisaient rouler les mots entre leurs dents, ils se créaient comme ça un territoire, une cabane où ils pouvaient se tenir tous les deux dans un équilibre instable. »

Du souffle et de la fraîcheur

Un roman qui a du souffle, une écriture ample et une narration serrée; une tension permanente et une rencontre énigmatique qui traverse tout le récit. Je n’en dirai pas plus, sinon je vous priverai de grandes joies.

Je peux seulement vous confier qu’il est difficile de refermer ce livre, Liv Maria m’a laissée à l’abandon… Il est des histoires auquelles on s’attache plus qu’à d’autres! Cela fait partie des risques de la lecture.

Et puis, il y a comme un pincement au cœur à découvrir une autrice de grand talent, seulement à son cinquième roman… J’ai pris la mesure de ce que j’avais pu rater ! Et je compte bien me rattraper. 

Liv Maria de Julia Kerninon, L’Iconoclaste,19€ 

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« Fille » une histoire forte d’éducation patriarcale et de dictature du genre.

C’est l’histoire d’une femme mais finalement de nous toutesCe roman de Camille Laurens déploie, avec brio, la célèbre citation de Simone de Beauvoir, dans le « Deuxième Sexe » : « On ne naît pas femme : on le devient ».  Et cela arrive bien plus tôt qu’on ne le pense… Dès la proclamation de notre sexe à la naissance !  En nommant, on crée du réel… 

Le récit de la vie de Laurence (Laurens ?) débute à la fin des années 50, quand l’échographie balbutiait encore. Le « C’est une fille !» de la sage-femme, ouvrait alors la voie aux déterminants genrés.  Vous savez bien, ces partis-pris inconscients, ces comportements acquis et ces résidus d’imaginaires collectifs, étroitement liés au sexe du bébé.

Au commencement il y eût le père

Ils projettent instantanément le petit garçon dans un avenir triomphant et la petite fille dans le sien dépendant. Et souvent dans le non-être, le naître pas. L’avenir de Laurence s’ébauche donc, sur la déception d’un père, rêvant de fils-miroir et de circuits électrique.  S’en suit une vie de fille, femme, amante, mère entre résistance et compromis, pliants sous le poids d’une éducation genrée difficile à contrer.

La force de ce roman est de pourtant rester un roman. Ce n’est pas un essai mais bien l’histoire d’une fille emportée par un destin qui la dépasse et que ni elle ni sa mère ne contrôle.

Et puis un jour, Laurence à une fille qui n’acceptera pas de baisser la tête et qui veut jouer aux billes et au foot parce que la poupée et la dînette l’ennuie. Une jeune fille d’aujourd’hui qui veut être libre de ses choix et de sa vie. Plantant là sa mère et son histoire. 

Un vrai roman de « désapprentissage« 

C’est fort car ce n’est jamais de la théorie, Camille Laurens met bout à bout la foultitude de petits détails qui coupent les ailes aux petites filles. Et peu à peu son récit devient universel et ravive nos anecdotes personnelles. C’est ainsi que son histoire devient la nôtre. Un terrain favorable à ce qu’on nomme joliment la sororité et donc à la solidarité. Elle dénoue les petites complaisances, parfois complicité, à accepter l’ordre d’un monde où les filles ne pourrait être que victimes. Démonter les mécanisme de l’éducation patriarcale c’est le premier pas vers la liberté. Ce livre nous y invite.

L’évidence d’une prise de conscience

On retrouve dans le roman de Camille Laurens, la force des Marie Cardinal ou Benoite Groult qui à partir d’une vie de femme -souvent la leur- provoquaient une évidence, une prise de conscience de notre propre condition féminine, comme on disait à l’époque. Ces livres étaient alors les meilleurs moyens d’acquérir une conscience féministe. Et bien cela continue !

Décidément cette rentrée est pleine de bonne surprise ! Il faut lire « Fille » car on y on trouve une parcelle de nous-mêmes qui aide à grandir et à être fière de notre « condition ». C’est un beau roman…

Fille, Camille Laurens, Gallimard, 19,50

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Littérature française

« Chavirer », le cri du corps qui prend au cœur !

Elles s’appellent Cléo, Betty et ont douze ou treize ans, la danse chevillée au corps et la tête pleines d’étoiles. Rien que la danse ! En contrepoint d’un quotidien banal et terne dans une banlieue « no hope ». Entrechats et arabesques les tiennent en équilibre au-dessus du bitume. La danse… Art parfait, école de l’exigence, défiant les lois de la pesanteur et de la vitesse, qui transforme ces toutes jeunes filles en bourreau de leur corps, sans faillir, jusqu’à l’épuisement. Ni douleur, ni plaisir n’ont de place dans ce monde où seule la perfection peut mener à la réussite. Tourner plus vite, sauter plus haut, port de bras et de tête royaux, servent à rejoindre le monde très fermé de l’exception. 

« Toute l’année, Cloé s’était habituée à parler le langage de la danse classique comme on s’essaye à prendre l’accent d’une langue étrangère sans jamais l’avoir en bouche« 

« Chavirer » de Lola Lafont, Actes Sude

Un conte de « sorcière » moderne

Elles en sont là Cléo et Betty, en lutte constante avec leur corps, elles n’entendent même plus les battements de leur cœur. Alors quand une jeune femme élégante et cultivée, Cathy, les approche et les fait exister pour ce qu’elles sont, de petites filles rêvant de s’envoler sur une scène d’opéra, elles acceptent bravaches la promesse d’un avenir meilleur, au gré d’une hypothétique bourse de la Fondation Galatée, mais aussi les cadeaux et le traquenard de dîners de vieux messieurs aux mains sales et baladeuses. La fée Cathy se transforme vite en sorcière quand elles résistent aux avances indignes, perverses et délictueuses.  

Un roman tissé au fil de mémoires récalcitrantes

Il y a beaucoup de facettes dans ce conte de « sorcière « . Au travers de cette Fondation Galatée, du nom de cette statue, oeuvre de Pygmalion, dont il tombera amoureux, on lit la dénonciation de notre société, érotisante et prédatrice, pour qui la marchandisation du corps est si banal que de toute jeunes filles peuvent devenir la proie de vieux (ou pas) dégueulasses ; on s’émeut de leur naïveté et candeur au nom d’une volonté de s’en sortir coûte que coûte; on ressent la culpabilité qui s’en suit, tatouée dans leurs muscles et tendons; leurs mâchoires serrées et le silence qui tue jusqu’au début de soulagement de la parole collective « mitou ».

Lola Lafon démonte tous les rouages de ces entreprises de destructions. La chasse, la séduction, la capture et l’aliénation, le tout dans l’aveuglement le plus complet de l’entourage. Cela donne dans le fond un livre engagé, déterminé et nuancé ! N’en déplaise aux esprits chagrins qui s’agaceraient qu’on puisse trouver ici matière à littérature. Le courage de l’écrivaine est aussi d’appuyer là où l’époque fait mal. Et rien ne lui échappe. Cela donne dans la forme une mémoire convoquée sous forme de kaléidoscope.

Lola Lafon écrit comme si elle construisait un collage de mémoires, les traces mnésiques de ses personnages forme un roman en patchwork . Elle y décrit l’adolescence, dans ses grandeurs et déchéances, dans le même ton que « La petite communiste qui ne souriait jamais ». Elle mène l’enquête avec la même exigence et impartialité que dans « Mercy, Mary, Patty » ; elle parle d’amour et de jeunesse avec toute la tendresse de « Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce ». Lola Lafon est féministe et une autrice qui compte ! Un beau démarrage pour cette rentrée 2020 !

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Littérature française

« Avant que je l’oublie », un premier roman qui a tout d’un grand !

Sorti en août dernier, après avoir tenu la corde dans les sélections du Goncourt et autre prix de la rentrée 2019, ce roman vient d’emporter le prix fameux du livre Inter. Et tant mieux, il caracole au top des ventes de cet été. Et pour une bonne raison : il se traverse et nous traverse. 

La mort on n’aime pas trop en parler, hein ? Pourtant comment vivre sans ces deux bornes qui font la preuve de notre existence : la naissance et la mort. Et plus certainement celle d’un proche, aussi anonyme soit-t-il. C’est le roman du désarroi de ceux qui restent, sans bien savoir comment faire avec cela.  Plus près de l’élégie que de l’éloge funèbre, Anne Pauly trace au mot à mot la perte d’un père pas si aimable et pourtant aimé. Elle parle même dans une interview récente sur France Inter d’un livre « mausolée » à la mémoire du sien.

Un père « gros déglingo »

La narratrice et donc l’autrice regarde son mort en face dans une approche toute phénoménologique, laissant à la porte de l’hôpital son imagination, pour observer le grand bouleversement d’un temps qui s’arrête alors que tout autour continue. Dans le même temps ce mort est son père qu’elle perd, comme une image qui s’évanouit, et pour ne pas l’oublier, elle le met en suspension, le temps de le reconstituer, de reconnaître sa vie au travers de petits bouts de lui collectés. Sans concessions. Sa brutalité détestable contre sa mère, son alcoolisme, ses silences rugueux, ses coups de sang inexpliqués mais aussi, toujours en contre-point, l’autre père, celui qui dévoile sa tendresse en même temps que ses obsessions de collectionneur de proverbes bouddhistes et de plumes d’oiseaux ou de maniaque du quotidien. 

A chaque page elle soulève la poussière grise de l’armure du guerrier, peu admirable, et le dévoile à la lumière d’un quotidien qui, s’il n’a rien d’héroïque, ne manque pas de vie.  Elle mène l’enquête et fait un inventaire à la Prévert avant de refermer la porte de cette vie envolée. Sans s’épargner non plus.

Peut-on aimer sa brute de père ? Oui ! Peut-on se transformer en mer de glace face à lui ? Peut-on être égoïste face à la maladie et la vieillesse ? Oui ! Surtout quand on a vu sa mère s’en prendre pleins la gueule… Peut-on lui rendre hommage ? Oui ! Parce qu’aucun de nous n’est fait d’une seule pièce et que parfois en grattant on peut trouver mieux que ce qu’il n’y parait.

Ce livre nous met face à nos morts comme une invitation à les conserver dans leur normalité dans un souvenir qui rend justice à ce qu’ils ont été. Anne Pauly invite à créer son rite singulier, son libre hommage, face à notre désarroi , dans un monde où les seuls rites mortuaires proposés sont un service payant.

Un roman vivant comme un pouls d’aujourd’hui

La langue d’Anne Pauly est franche, nette, sans fanfreluche, elle la puise dans l’honnêteté de la femme qu’elle est devenue, dans son origine sociale, celle des « nobody » comme elle dit, et dans son humour farceur venant panser la tragédie. Car on rit en lisant ce livre. Il en reste à la fin, cette poésie qui ne masque jamais la douleur d’une fille qui n’a pas manqué de père. 

Extrait : « Que ses collègues qui l’appelaient Chipo parce qu’il pétait au bureau, lui accorde leur estime et le désignent comme porte-parole quand il fallait négocier avec le chef semblait lui avoir suffi. »

Avant que je l’oublie, Anne Pauly, Verdier Chaoïd, Prix du livre Inter

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Littérature française

« Nos espérances » ou l’histoire d’une génération désenchantée

Trois amies, trois histoires de femmes qui pourraient être celles de nos meilleures amies si nous avions quarante ans. Liss, Annah et Cate sont trois londoniennes emportées par le vent et le tourbillon de leur vie mais très lestées par les premiers bilans. Ce moment où un léger mouvement de tête vers l’arrière nous invite à se poser.  Plus tout à fait jeunes mais assurément pas vieilles, leurs premiers choix ont clairement passés le cap des options. « Nos espérances » est le roman de nos petites ou grandes trahisons de jeunesse. Choisir c’est trahir ? Un peu quand même… en tout cas ses propres illusions et souvent le moteur de sa jeunesse. 

L’amitié, un rempart complexe contre l’adversité

Anna Hope, l’autrice, opère un va et vient entre les balbutiements de leur affection en 1995, les silences et bégaiements des années suivantes jusqu’en 2018. Sans suivre pourtant de chronologie, le roman ressemble plutôt à une analepse, un va et vient entre hier et aujourd’hui. Comme des retrouvailles quand on s’est perdu de vue et qu’il manque des bouts d’histoire de l’une ou l’autre. Tous ces petits bouts finissent par prendre forme.  Vingt-trois ans d’amitié ce n’est pas rien et comme dans un couple, il y a des hauts et des bas sauf que, cette fois, la partie se joue à trois et que l’une d’entre-elles servira toujours de traits d’union aux deux autres. Pourquoi Liss, Cate et Hannah ont-elles préservé une telle amitié ? Sans doute parce qu’elle aura été leur bouée de survie toutes ses année où ce n’est pas si simple d’être jeune. Elle subsiste comme une trace de leur innocence, de leur croyance solide dans tous les possibles et est devenue la gardienne de cette lumière triomphante de leurs premières années. Qui la lâcherait ?

Une histoire de sororité sans dogmatisme

La force de ce roman est d’avoir installé ce thème universel dans notre époque. Peut-être est-il encore plus difficile d’être jeune aujourd’hui ? Ces trois femmes se débattent dans une époque « no future » où il est bien difficile de cultiver ses espérances, quand on appartient à cette « génération désenchantée », comme le chante Mylène Farmer. Elles se fraient donc, avec courage, une voie dans les nouveaux questionnements de ce XXIe siècle. Faire partie du monde ou juste agir dans sa vie ? Construire une famille sans illusions ou bien apprendre à vivre avec son désir non réalisé d’enfant ? Accepter que le mot réussite ne s’accorde pas au pluriel, surtout si on veut répondre aux injonctions de performance ? Vivre avec ses déceptions et ses manques ou écrire sa propre vie ?

Anna Hope réussit à rendre son lecteur captif de cet enchevêtrement de dilemmes contemporains, comme elle avait su le faire avec son magnifique « Salle de bal ». C’est une observatrice de l’intérieur, de l’intime. 

L’influence d’Alison Lurie et Doris Lessing ?

On retrouve en la lisant un plaisir connu avec Alison Lurie ou Doris Lessing. Elle dessine les contours d’une histoire des femmes d’aujourd’hui, de sororité aurait-on dit, il y a quelques temps, sans avoir peur de ce joli mot. D’ailleurs le titre en Français, choisi par son éditeur, ne s’en cache pas trop. Il y a dans ce « Nos » un peu de chacune d’entre nous. Sur les traces de ses deux illustres aînées, on se sent prête à suivre Anna Hope à toutes les pages. Je ne saurai trop vous conseiller d’emporter ce livre dans votre valise déconfinée. Jeanne Thiriet

« Nos espérances », Anna Hope, Gallimard

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Amour et Histoire Littérature française

Nuits d’été à Brooklyn ou la fausse légèreté de Mademoiselle Schneck

Août 91, à Crown Heights, un quartier de Brooklyn, un jeune Afro-américain de 7 ans, Gavin Cato, meurt écrasé, accidentellement, par la voiture d’un jeune Juif.  Trois nuits d’émeutes s’en suivent, trois nuits où une foule de jeunes, traversée par de funestes rumeurs quant à la responsabilité du jeune conducteur, scandera « A mort les Juifs ! ». Jusqu’à ce que l’un d’eux, Yankel Rosenbaum soit tabassé et poignardé à mort. La seule émeute antisémite qu’ait jamais connu New York. 

Août 91, Esther, une jeune française, talentueuse étudiante, effectue son premier stage, comme journaliste, dans le bureau new-yorkais d’un grand quotidien français. Esther veut comprendre les raisons qui ont précipité ces deux communautés, vivant en paix jusque-là, dans cette violence haineuse. La jeune-femme est juive et ces nuits font écho à son histoire familiale, même si elle a tenté de l’ignorer jusque-là, même si l’insouciance de ses vingt ans s’étale comme un pauvre cataplasme sur la tragédie familiale et nationale. 

Mais elle veut enquêter et prend rendez-vous avec un professeur d’université. Frederick est magnifique et spécialiste de Flaubert. Il est marié, a 41 ans et est noir. Coup de foudre assuré! Face à la colère haineuse de la rue, l’éclaircie de leur amour va s’imposer comme une réparation.

Petite et grande histoire de la vie

Quel que soit son sujet Colombe Schneck s’applique toujours à faire un roman biographique, à mettre en perspective des parcelles de sa vie et l’histoire de la nôtre. Elle mélange subtilement, légèreté et tragédie, anecdotes et évènements, l’insouciance de sa jeunesse à l’école alsacienne et la souffrance de celle de sa grand-mère. Le tragique d’une nuit de massacre à la fleur de lait d’un café.

Colombe Schneck se lit dans les détails, les recoins où s’accumulent les bribes de sens de sa vie. Elle adore décrire par le menu tout ce qu’elle voit, un tic de journaliste sans doute ou la volonté de photographier le réel ? Elle le fait avec ironie, à la Philip Roth ou Jonathan Safran ou bien innocence à la Woody Allen.  

Esther agace avec ses coquetteries de petite Parisienne, fait rire avec son regard aigu et finalement convainc par sa sincérité. Qui par ailleurs aurait pu inventer ce prof érudit et spécialiste de « Madame Bovary », à qui finalement il ressemble ? 

Colombe Schneck est pleine de recoins, on vous aura prévenu.

Le livre est sorti début mars, au début du confinement. Bien avant la secousse du meurtre de George Floyd par la police en mai 2020. Impressionnante coïncidence. Mais la question de l’autrice, au-delà du communautarisme,  est la même que celle de l’Ukrainien Vladimir Korolenko qu’Esther cite :  « Vladimir Korolenko se demande comment un voisin peut se transformer en monstre. Comment les « retenues ordinaires de civilisation peuvent disparaître aussi rapidement ». Vladimir Korolenko n’offre pas de réponse. », Esther va tenter de trouver la sienne en ne déniant plus son histoire. Et Colombe Schneck en dépliant la sienne. Jeanne Thiriet

Nuits d’été à Brooklyn, Colombe Schneck, Stock

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Littérature française

Sois gentil tue-le ! Pas seulement parce que c’est mon frère…

L’auteur Pascal Thiriet est bien mon frère !

Maintenant que c’est dit, on peut vraiment passer à autre chose : Pascal Thiriet est tout à fait un auteur. Du genre ce qu’il y a de plus sûr. Son quatrième roman est une nouvelle fois l’occasion d’imposer un style apparemment très libre mais surtout très inspiré de sa vie à Sète. On sent presque le Sétois d’origine mâtiné de jolies racines corses.

Pascal, son personnage principal est un pêcheur, pas à ligne, non un vrai sur un gros bateau, baptisé Le mort à crédit, parce que sans crédit pas de bateau. Pascal n’a jamais lu Céline, et ce n’est pas du tout grave! Pascal reçoit un jour une lettre de Murène, sa nouvelle copine et co-équipière de chalutier, sans hésiter il prend un fusil et part la rejoindre en Corse. Mais avant cela, il lui arrive des tas de trucs avec des méchants, vraiment, et des gentils, vraiment aussi. C’est un polar mais ce pourrait être aussi un western maritime. Vous le verrez en le lisant, il y a même une sorte d’attaque de diligence de la mer, dans une scène dont l’expertise de marin pourrait être certifié, dans n’importe quel port de la méditerranée.

Donc, le Far West dans ce livre, c’est la Mare Nostrum. Les justiciers n’ont rien de gladiateurs mais se rapprocheraient plutôt des Pieds Nickelés, quant aux héroïnes, un sérieux cocktail de Colomba et Calamity Jane, elles n’ont peur ni du sexe, ni de la mort. 

Rien que pour ce récit héroïque et comique, je vous conseille de mettre dans votre valise de déconfinés, ce roman réjouissant.

Mais plus sérieusement, Pascal, l’auteur – je sais, c’est confusant – a une poésie qui a mon avis aurait pu séduire Michelet. Pas l’auteur de Sorcières mais celui du Peuple. Il écrit au fil de ses romans, une poétique des petits, des sans tribune ni réseaux sociaux, des habitués des Cafés du port, des philosophes de l’anisette. Roman après roman, il crée une esthétique du prolétariat, des pauvres, de ceux qui n’ont comme seule richesse qu’eux-mêmes, c’est-à-dire beaucoup plus que d’autres qui ont tout et qui ne sont rien, à part dans les yeux de leurs banquiers.

Il déploie, opus après opus, un style totalement singulier et implacable qui va de : « Quand je suis arrivé à la maison, il faisait presque sombre, rien ne bougeait, ni sur la terre ni au ciel. », premières lignes du roman, en passant par « Fais pas ta mouette qui se renifle sous l’aile » ou bien « Y’a ton jean qui dit que t’as aimé la bouffe des pubs, toi aussi ».

Donc une histoire et un style cela s’appelle de la littérature. A consommer en haute dose ! Parce que contre l’ennui rien ne vaut un bon livre. Sois gentil tue-le ! En est un.

Sois gentil, tue-le, Pascal Thiriet, Jigal Polar